"Bateau-feu" est le titre d'un poème de Dans l'estuaire Thomas, recueil publié par les éditions Citadel Road en 2022. Ce poème, dédié au peintre François Dilasser, fait écho à un texte de jeunesse, naïf et maladroit, mais que je ne renie pas : Peter et Giuliano.
PETER ET GIULIANO
A Peter Fowler, de New Milton,
et Giuliano Asti, de Côme
Peter et Giuliano m’apprenaient à blasphémer en langues étrangères
et dans les chambres froides de l’Isbjörninn H.F. où pour quarante-neuf couronnes de l’heure nous
trois Anglais deux Français un Italien et un Autrichien
entreposions par moins dix-sept
des fillets of ling pour Mourmansk
des cod blocks pour Scarsdale
des herrings pour Aberdeen
des salmons pour Boston
des halibuts pour Saint-Jean de Terre-Neuve
les jeunes canailles aux cheveux paille à l’empaquetage et aux trucks nous écoutaient
mi-inquiets mi-envieux
hurler à tue-tête pour tromper notre fatigue
chacun dans la langue de l’autre
buggering Christ !
bordel de Dieu !
porco Dio !
Combien de fois Giuliano a-t-il perdu son pari à parier que Peter ne jurerait pas trois minutes d’affilée sans chercher ses mots
combien de fois Peter a-t-il saisi à bras le corps ces sales caisses de trente kilos en s’époumonant avec son Jesus ! favori
défense de déposer des ordures ! répondait en écho Giuliano de sa voix de stentor
et combien d’insultes avons-nous déversées à distance sur le père aubergiste à gueule de mérou qu’on appelait flatfish
Ah nous étions fous
Giuliano le petit brun pipe au bec barbe de deux jours et faconde d’Arlequin
Peter le géant blond yeux délavés mâchoire en galoche et godasses de sept lieues
et moi au milieu avec mon ciré jaune de cantonnier et mes tilleuls verts sur la promenade
Nous étions fous quand le soir dans la petite chambre mansardée à soixante-quinze couronnes de l’Armée du Salut
je m’en souviens comme si c’était hier les trois lits-cages en équerre le lavabo sous la fenêtre qui ouvrait sur un mur sale l’armoire à droite de la porte et la table ovale au centre le papier qui tombait par endroits notre palace hanté par un Iranien bavard et prétentieux
the Persian is rubbish indeed, Hallelujah !
nous lisions des Superman
Doin’ the element man !
et parlions jusqu’à plus d’heure dans la nuit
Giuliano m’expliquait en anglais
Listen, wonderful !
pourquoi Dante était le premier des anarchistes italiens et où s’exerçait la poussée maximum sur un balcon en béton armé
nous faisions de la statique les trois degrés de liberté du point matériel et la notion brumeuse de torseur
Peter me traçait des itinéraires pour aller en Mongolie extérieure
et j’écoutais je parlais du Groenland et du matérialisme dialectique
Ah nous parlions comme des fous
hors de nous enfin nous
morts de fatigue
vifs d’avenir
Peter et Giuliano nous n’étions pas des saints
simplement des frères
le voyage était notre credo
la Salvation Army notre palais des mille et une nuits
et nous étions tous les trois certains d’être poètes et découvreurs
et nous vivions nom de Dieu !
nous jurions à pleins poumons et nous nous foutions pas mal des mots et de la poésie et de l’art
lorsque notre révolte
ô sans rime
ô barbare
se déversait dans les caisses transbahutées à l’Isbjörninn
et le soleil de minuit était notre commensal
- Notre-Dame du Soleil qui faites des miracles
Vous faisiez chaque soir le miracle de la liberté chérie et des grands déserts
Frères proscrits de l’Althing qui jouions à Leifur fils d'Eirík nous nous sommes quittés sans y penser
sans émotion
mais aujourd’hui que je sais blasphémer dans toutes les langues de la terre
j’ai le courage d’étouffer
Peter et Giuliano
sous l’uniforme des futures élites de la République
et puisque vous m’avez appris à crier comme il faut
je le crie très haut de l’Hékla d’hier qu’on m’entende demain de Madagascar du Nicaragua et d’Insulinde
LAISSEZ-MOI CAGUER DANS LES VALDINGUES
L'air marin brûlera mes poumons, décembre 1966
Deux ans plus tard, 1968. Voyager prend d'autres couleurs.
MON VOISIN DE DORTOIR A L’A.J. DE BALLATER
Il faut encore apprendre beaucoup de visages.
Charles Vildrac
always further m’a dit au seuil du voyage
un routier rencontré à bord du Viking
des Thoresen car ferries d’Oslo
always further
fuite en avant
disait la machine
j’ai refait le monde dès le premier soir
avec deux compatriotes bavards
dans la salle commune de l’A.J. tranquille de Leamington Spa
deux jours plus tard à Gretna Green
le chauffeur d’un car de touristes beau comme un carrosse qui s’en revient à vide à Motherwell
m’offre un festin de roi
king meat pie sandwich jambon beurre de saumon icecream
pour oublier la bruine qui noie l’A74 et les moutons ronds des Southern Uplands
après le déluge au 330 Bath Street à Glasgow
l’austère Newton House Hotel se métamorphose
en une tour de Babel franco-suédo-italo-galloiso-autrichienne
always further
dans la grosse Vauxhall Cresta des Suggett
au Loch Lomond d’Archibald Haddock
puis dans la petite Singer Gazelle d’un couple de paysans de Pitlochry
Coupar Angus Glamis Castle Kirriemuir Blairgowrie Dunkeld
De Gaulle la Sorbonne et les barricades ils veulent tout savoir
de ce jeune homme rêveur qui leur semble venir d’une planète d’avance
à l’A.J. de Ballater pourtant je croque mon voisin de dortoir
et note sans rougir dans mon carnet
« il m’a l’air sympathique mais je n’ai pas lié connaissance, de peur d’être déçu »
fuite en avant
j’embarque au crépuscule sur le Saint-Clair
de la North of Scotland, Orkney and Shetland Shipping Company Ltd
où je passe la nuit sur le pont en compagnie de trois birdwatchers
« un Allemand rondouillard, un hippie anglais et un Italien timide »
qui continuent jusqu’au sanctuaire de Fair Isle
moi je suis descendu à Lerwick d’où je repars deux jours plus tard
always further
sur le Vima destination Bergen patron Ole Rasmussen
son fils Ole Magne 16 ans fait office de second
Bjørn “Pluto” Hagen 17 ans, footballeur et apprenti policier, fait le mitron
et Kjell-Arvid « Cornelius » Glesnes 16 ans le mousse
à la sortie de Bergen une Opel Rekord s’arrête qui remonte vers le nord
et me fait oublier
fuite en avant
ma caméra volée et le mal du pays
le conducteur m’offre gîte et couvert dans son chalet d’été de Sogndal
ô les fraises à la crème fouettée et le sourire de l’hôtesse
était-ce Rose ou Betzy dans la cabane de montagne de Printemps
farvel farvel
always further
fuite en avant
où continue de s’effeuiller la liste des lifts
comme autant de pétales du catalogue Norev
une NSU Prinz à Trondheim
une Ford Falcon à Bodø
une Morris 1100 à Forså
et l’Ariane bondée des Millord de Lunéville
Claude et Dominique et leurs enfants
Marie dix-sept ans
Emmanuel quatorze ans
Pascale douze ans
Christophe onze ans
Bénédicte sept ans
et Béatrix cinq ans à peine
plus de place vraiment
fût-il sous-alimenté pour un auto-stoppeur
mais la mémoire de la longue route dont je suis le diaphane passager
hésite entre la place du mort et celle du vivant
« vous savez Bodø c’est le bout du monde »
always further
me disait la jeune femme fébrile de Geitvågen
et la Chevrolet dérapait dans la boue
(un homme t’attendait peut-être au prochain village froid)
fuite en avant
signes noirs sur le buvard du ciel
à la fenêtre défilent des claies à klippfisk et des ombres pantographes
que raye la vitesse
Oscar qui s’en revenait vers Rennes
compagnon d’infortune d’une nuit passée dans une cabane abandonnée
quelque part entre Bognes et Saetran
et Lothar de Brême
avec qui je suis allé pêcher la morue sur le Lyngenfjord dans la lumière de minuit
et que je n’ai pas suivi à Tromsø
(il est dangereux de se pencher au-dehors)
où il espérait trouver un embarquement sur un charbonnier pour le Spitzberg
à minuit le jeudi 8 août 1968 Rainer Lucht de Bad-Bellingen
rencontré sur le Tanahorn qui remontait le Porsanger jusqu’à Honningsvåg
et que je retrouverai une semaine plus tard sur les rives du lac Inari
me prend en photo au Cap Nord
« I hope you will like it when you perceive yourself at the transparency with the North Cape and the Polar Sea in the background”
(il n’y avait pas encore de globe de ferraille dans le décor)
Russenes Lakselv Skoganvarre Karasjok
à grelotter dans les K du glacial vent d’est
sur la mauvaise route obstinément déserte
avec qui donc de Versailles intarissable sur les quatre jours qu’il venait de passer au campement lapon de Skaidi
j’attends longtemps à Koivu avec Terho, Vouni, Varmo,
trois petits Finlandais venus me tenir compagnie
qu’un transporteur de bois m’emmène jusqu’à Kémi
entre Oulu et Kalajoki un bel archi de Paris et sa conquête suédoise
coccinelle capote ouverte
volent de sauna en sauna dans la tension continuelle de l’amour
et je me demande si l’étincelle qu’ils ne peuvent pas ne pas voir dans mon regard ajoute à leur désir
puis deux étudiants d’Helsinki
entre Kokkola et Nykarleby
et jusqu’à Pori un sosie de John Wayne
au volant évidemment d’un Scania-Vabis
breakfast dans un baari seul à Laitila
devant les pompes à essence d’Edward Hopper
Pégase Mobilgas
always further
deux graduates d’Oxford sur le ferry d’Helsingør
Ann et Nancy sur le bac de Priwall à Travemünde
fuite en avant
de vous non plus je n’aurai rien appris
rien retenu
vous aussi avez été prises de vitesse
et broyées
le moulin du voyage
désormais tourne à vide
sur le café amer de mes insomnies
je suis revenu sans peau tannée ni membres de fer
et l’œil simplement furieux de tant d’oubli
comme si
la peur de me perdre vous avait tous passés au noir
de mon voisin de dortoir à l’A.J. de Ballater
ô
forêt obscure des visages et des voix
c’est en vain que je frappe aux portes de vos noms
l’ogre seul vient au judas
L'air marin brûlera mes poumons, septembre 1968
Ecrite en 1970 à Toulouse, "en terre étrangère", La grande Passion, qui est à la fois poème d'initiation et poème bilan, est publié à Rennes début 1972. Un extrait paraît fin 1975 dans l'anthologie "Poètes face à la vie" des éditions de l'Athanor.
EPILOGUE
Grand poème de l’attente
« Que veux-tu qu’on fasse des yeux inquiets ? » disait-elle
En frappant ses masques on voyait encore dans la
Rue des enfants brisés…
Lionel Ray, Spectacle,
in Les métamorphoses du biographe
Le cri s’éteint - le corps revient à lui - mais c’est un autre à l’instant qui vient d’ouvrir la bouche - les retours se sont multipliés mais au mépris de notre géographie - le port d’attache a disparu dans la confusion du discours - nous pensions écrire notre délivrance et n’avons réussi qu’à nous perdre –
Lorsque nous nous retournons c’est désormais le silence - nous n’appartenons plus au poème - son pays n’est plus qu’un champ de lave - sa lumière naît d’autres astres auxquels nous fûmes empruntés - comme ces enfants-là sous la fenêtre –
Une certaine parole en nous s’est épuisée - tribut du désert - et son écho parle d’une bonté dont je suis le dernier gardien -
Avec la nuit est venue la pluie – dans une odeur de ronce et de chatons - une touffeur de jungle - j’écoute un monde qui n’est plus le mien – des bêtes crient – j’écoute –
Vêtu de feuilles ruisselantes –
Un rêve de grandeur impossible – détrôné j’écoute mes émeutes –
Ecoutez-les grandir - écoutez promise - et sans cesse déliée de sa vivante promesse - une certaine liberté dont je fus l’amant - je me souviens de son ventre à mes lèvres – et de son visage de souffrance – offerte elle les reçoit pourtant comme au bout d’une saison sèche – elle les sait nécessaires - elle sait naître de son viol – assassinée mon aimée comme on s’incline – tes avant-bras lourds – quelle fièvre – je faisais l’amour avec mes prières – reins griffés – soudain la contraction des cuisses – crêtes des voyages – gémissement du flux – sur la grève écoutez comme il la soulève – sa longue plainte - et sous mes lèvres alors l’opulence de la mort –
C’est tuer l’indispensable – repaître les masques d’instants de la semence des libertés futures – imprimer leurs extases dans les châteaux d’oubli – redire toute étreinte d’avec la vie pour assurer sa victoire – c’est mourir l’indispensable – et je suis mort de mon emblavure en toi – ce souffle d’autrefois du poème écrit en même temps –
Le ciel s’est refermé – désolé j’écoute le ressac – tu sommeilles en travers moi d’un sommeil sans couleur – je regarde le noir – tout a fui – l’attente envahit notre chambre –
Les après-midi n’en finissent pas – la ponctuation des repas devant moi m’éprouve – les livres se répètent – et plus jamais je n’y trouve de prophéties – si parfois je m’allonge mes songes restent ouverts – en moi s’allume une volonté pure – et je pars à l’envers de mes vertiges –
J’existe par une absence – mon amour mort – ce pan de destinée sur toi rejeté plus tard comme un vide irremplaçable – cette femme dont j’ai violé la demeure – trahi la beauté – la douceur qu’elle avait de mon sillage dans ses golfes de chaleur – sa manière d’offre – elle me dévêtait comme une fraternité – à l’heure des débauches et des peaux elle était un signe d’intelligence –
Ne dites pas que le poème l’a inventée – c’est le poème qui m’invente – j’existe par la création d’une absence – tête première je tombe dans l’abîme de mes doubles – il y a trop de mousse sur la forêt des nuits – trop de réponses à de fausses questions – il y a trop de pères –
Il n’y a pas un seul visage – il suffit d’un regard qui se brise – ou de cette camarade après la fête qui restait à mon côté – quand elle parle elle se penche – il suffit d’une courbe suspendue – que le soleil se couche – sous les lèvres le front des arbres – et la pourpre des pluriels – quand il n’y a d’un coup plus rien que l’anarchie de la joie et de la mort –
J’ai rêvé d’un poème qui serait la fin du monde – un poème sans frein – le temps cueilli – les civilisations débaptisées – le désir unanime – les musiques seraient de partir - on aurait pillé tous les vergers – exterminé le conditionnel – les philosophies seraient décisives – désensablés le verbe être et l’adjectif – les océans déborderaient la terre – et les jours ne seraient plus qu’une haute aurore d’alcôves purpurines – quelle liberté – d’être regardés l’invisible deviendrait chair – la rue amoureuse – le lit livre – le mouvement se déroulant immuable – et l’émotion – le recul – tout serait écriture de soi – et je serais moi-même l’
Histoire de mes peuples –
Ce rêve d’un poème qui serait Dieu –
La vie est la passion du Fils – mais des nuits naissent de si grands décris – et des lois tristes régentent nos maisons – à quoi bon la honte et l’espoir – on n’apprend que la fatigue – on ne fait que patienter – il n’y a pas de résurrection –
J’ai voulu posséder jusqu’à mes larmes – j’ai étreint mes doubles – à présent je suis plein de grilles et de corps d’enfants mortes – mon poème d’eau ne charrie que parricides et mises en terre – je n’ai découvert que mes théâtres – responsable du seul silence d’après les saisons je suis –
prêt pour les oiseaux
La grande Passion/Epilogue, 1970
revu et corrigé en mars 2015
"Je suis prêt pour les oiseaux" (même si nombre d'oiseaux sont des charognards...) atteste d'un projet de vie en poésie. Sur la terre brûlée de La grande Passion ont grandi trois arbres. D'abord les nouvelles branches du Livre de M., inauguré en 1968 - 69 avec L'année nouvelle. Privilèges et Diamant noir regroupent des textes écrits entre 1970 à 1976 : Privilèges, sur le versant solaire, multiplie les formes ; Diamant noir, du côté de l'ombre, est pour l'essentiel composé de proses. Dans son absence couvre la période 1976-2002.
MIRAMAR
Nous voici bientôt sur la plage laiteuse
où me font frissonner les ruines (tu m’aimais)
tu es là désormais
béton haché
rupture
figue
imagine le poids de ses seins neufs
sur la bouche
salive fraîche ô le
beau berceau de ton corps
ta facilité
à vivre
mais comment dire
ces récoltes de la lumière et de la nuit
tu es nue et je t’aime
Privilèges, mai 1975
Tristes taciturnes cristallins nous aurons longuement déchiffré le langage des mains dans la maison populeuse alcools amours transies guettant avec une résignation exemplaire le silence des guitares sous la neige ou bien c’était une femme décrivant sans éloquence un astre ancien lorsque les amants…
Temps de fatigue (les cheveux de ma petite garçonne brunissent ses yeux s’agrandissent elle prend son visage de lutte) tu imaginais sans doute des mains civilisatrices habiles au tutoiement mauvais sculpteur ne verras-tu toujours que la peau sous la laine vieilliras-tu dans la glace où le ciel renversé…
Arbres verts Impossible d’atteindre les poignets Mieux vaudrait tenter d’approcher l’oreille de la paume comme d’une chanson nostalgique ou peut-être martiale N’espérer que le dénouement des doigts Surtout ne pas porter la responsabilité d’une étreinte Ne pas trahir…
(Et la pluie la pluie)
Diamant noir, 1er janvier 1976
UN LUGAR EN EL MUNDO
ô
sol
itude
quel est
ton nom
grande passagère
aux lèvres épaisses
statue de bronze
ou retsina vert
galène
où sourd
un murmure de chambres
rire
ou le souvenir
de ton corps
dans la nuit
sans lieu
mon lieu
dans le monde
Dans son absence, mars 1993
Le second arbre, Tombeau de Velléda, est une sorte de surgeon de La grande Passion. Il est comme elle constitué de longues laisses verbales, à la rencontre du vers et de la prose, qui tentent de repérer un parcours de vie.
JOURNAL DE BORD
DU MATELOT ESPOIR (III)
Il est dur d’être une boussole affolée par un orage ou une aurore boréale, tournant vers les points cardinaux, dans une ombre traversée de sonneries, de feux, de cris, où la folie fait la belle et montre au coin des rues son visage avenant.
Paul Nizan, Aden-Arabie
V
Nor could girls, laughing in linked quintets in the lamplight,
Leaven our hearts, embittered with sea salt.
Malcolm Lowry,
The roar of the sea and the darkness XX
Aux fers – englués dans la poix des couchettes – dans un boyau de nuit bourré de mauvais rêves – aux tempes le tam-tam du désir – aux poignets le pouls du coeur – ah quelle hargne d’aimer – si aimer est cette soif -
Chaque lumière à terre signalait un couple tendre - une fraternité d’alcool - magie noire et blanche de l’escale - gin et guitares - Ken au carré rêvant des fellatrices d’Honningsvåg – et Søren revenu chantant The fool on the hill -
Ô la chair des filles sur le ciel pâle du hublot - prairie stercorale - draps sans fin de plâtre et d’ombres vives - dans nos couches de prince allions-nous demain retrouver leurs lèvres poisseuses - leurs gestes d’algue –
Et nos corps enfin désincarcérés des œuvres mortes du navire comme de grandes bêtes blanches courant sur les glaces – ô le pain de l’amour – si aimer est cette faim -
Festin –
festin d’adolescentes moqueuses si férues d’hommes déjà - ivres mortes dans la nuit électrique – fièvres de lait sous la lumière immobile – brûlure des regards – phosphorescence des corps durs –
Toutes ici des feux et l’incendie délivrance –
à l’envers de la mer où la mort rôde – où aimer est mortel – si aimer est ce feu –
si aimer est ce gouffre -
Ô le sel du désir sur les escarres de la mémoire –
………………………………………………………………………………………
… Et tu craignais, matelot ! de décevoir la mer - ta peau mordue regarde-la saigner, sang bleu beau carnage - à ta gorge cet animal de l’amour - mon amour ô ma jalousie tue - l’hiver me taraudait dans le dégel de mes mains - voici ta vie jour après jour aux prises avec tes rêves entre les cuisses attendrissantes des imbéciles …………………
………………………………………………………………………………………
VI
A Circeto des hautes glaces, la première et l’initiatrice - son coeur ambre et spunk – la passeuse qui me fit Roi Pêcheur aux jours de disette,
Au silence de là-haut, pur de tout bruit, de toute mémoire et de tout avenir,
Aux vents catabatiques, pourvoyeurs d’eaux libres dans les banquises de l’âme,
Aux mots univers qui nous viennent dans la nuit - aux mots éclatants qu’on ramasse au matin comme des étoiles mortes,
Au beau navire blanc qui avançait dans l’air comme un nuage neuf,
Aux oiseaux du ciel et aux poissons de la mer,
A quelques corps – à tous les visages,
A celle, infiniment dans la lumière, présente-absente, reine des métamorphoses, qui m’arracha aux temps obscurs,
Au matelot Espoir, qui mit sac à terre au milieu du rêve.
Tombeau de Velléda, juillet 1974
Le troisième arbre a trois branches, une en prose : Sans doute le vent, et deux en vers : Dans l'estuaire Thomas et Et autres poèmes. Dans ses feuilles (et sa ramure nombreuse : Faille, Amitiés, Egéennes, Petite somme de poésie pour Anna, Là où je vis...) s'entend une voix plus actuelle, qui interroge plus qu'elle ne témoigne ou célèbre.
CINQ SINOGRAMMES EN RÊVE
ABRI
隐蔽处
[yin cang chu]
Un lieu où se cacher
DEFI
[tiao xin]
Soulever à l’aide d’une perche
TRAVAILLER
工作
[gong zuo]
Assurer une besogne
REUSSIR
获得 结果
[huo de jie guo]
Obtenir un résultat
PARTIR
出发
[chu fa]
Prendre la sortie
J’ai longuement cherché dans la vase trouble du lac – je ne sais quoi, mais ce fut en vain. Plutôt que de me réfugier dans ma hutte de roseaux, je ferais mieux de partir dans le monde.
Sans doute le vent, août 2013
II
plus haut
très tard
en tête de la nuit passe
le héron
couleur au bord tremblant du jour
de l’heure immobile
cendre vers l’océan
la braise
non pas gardien du feu
chercheur
inventeur de lumière
éclat d’obsidienne sur les brisées du jour
le héron qui passe
dévide la bobine des heures
dans l’éblouissement des contraires
et dans le blanc qu’il appelle
fixe aux portes de l’oubli
l’escalier sans fin du ciel
le héron passeur
grave la mémoire du jour
dans la lumière
Le commencement est un silence (extrait)
Dans l'estuaire Thomas, juin 1999
Avec "Bateau-feu" et "Vers anciens pour le premier mai à Molène", ce passage du "Commencement est un silence" a fait l'objet d'une improvisation par le duo Fack Ze Dirty Cut (Hélène Breschand, harpe électrique et voix/Nikolaz Cadoret, harpe électrique et voix). Les trois improvisations ont été reprises dans le CD "plus haut / très tard".
Et autres poèmes regroupe des poèmes séparés, écrits entre 1969 et 2014. Le recueil est organisé en quatre sections qu'annonce "Voleuse" en exorde : les petites patries de l'enfance, le miel brûlant du ventre, les vallées de larmes et les rêves d'ordre.
CINQUIEME SAISON
corneilles génisses
dans la boucle du ruisseau
les ajoncs en fleurs
*
froissements derrière
la porte-fenêtre ouverte
au loin le tonnerre
*
feuilles des bouleaux
sur la terrasse de l’ouest
ombre de l’été
*
bruit de castagnettes
d’un pigeon dans l’air glacé
rêve d’Andalouse
*
dans l'arbre ces signes
aux omikuji confiés
paroles dans l'oeuf
Et autres poèmes, janvier 2007/juillet 2013
Persistance du harfang est la réponse de l'homme de soixante-dix ans au jeune Icare de La grande passion : il s'est brûlé les ailes mais garde la mémoire du feu. Voici le poème qui donne son titre au recueil :
PERSISTANCE DU HARFANG
… Ce songe dévasté que le harfang, fantôme ailé des étendues nocturnes, du haut de la plus vieille digue des années, veille en guettant sa proie (chouette blanche, es-tu la parole proférée lorsque, fébrile, tu rames dans les airs ? Harfang, es-tu le mot écrit lorsque tu te poses sur le docile branchillon ? Es-tu, chaque fois, le même oiseau ?)
Edmond Jabès, Elya
I
hier
bien avant que l’oiseau-serpent m’ait jeté dans les eaux saumâtres du monde
bien avant que le navire sur lest de la jeunesse n’ait appareillé pour les ports du songe et leurs cargaisons d’ombres
et que me tombe entre les mains l’oignon creux de Peer Gynt
était inscrit ce rêve de neige né de lui-même
et jamais éteint
où brûle sans se consumer
l’œil d’or qui nourrit sa lumière
et qui demain signera mon nom
lorsque seront devenus de pierre mes jambes
et le cœur
et que je retournerai à la mer des graptolites et des gorgones
harfang
feu d’au-delà les pôles
silence d’au-delà le noir
où s’accrochent les signes
écriture d’au-delà le rêve
un matin de janvier mil neuf cent soixante-quatre j’ai vu battre
au ciel comme un châle jeté sur l’épaule des vignes qu’avait déchiffrées la neige
une écharpe de sang –
l’osier tremble sous la neige
et Blanche Neige pour pleurer
se penche –
disait une voix oraculaire
la tienne
harfang
sang séché de l’enfance
sur la page quadrillée du cahier à spirale
II
plus tard j’ai brûlé jusqu’au cri
dans la nuit d’hiver
j’ai volé sur des lacs gelés
sous les vivats de longues filles blondes
et mené des navires qui portaient des noms de femmes
jusqu’aux rades foraines du silence
mais au plus haut
harfang
les mots me manquèrent
dans ton œil soleil
et les cris de tête de ton gwerz
j’ai lu ma chute
de mots perdus en mots absents
fait proie
pétrifié
relégué dans le brouhaha au bout de la table des noces
je suis devenu l’œciste d’un désert gris comme un jour de débâcle
entends
entends cette voix qui ne chante plus
mais qui porte en elle le souvenir du chant
III
harfang
à mon poing quand reviendras-tu
quand parviendrai-je de nouveau au pôle vibrant de mon corps
la voix
dans l’axe de la terre
après la longue route dans les pierres
mon discours est sans parole, sans langue et sans bruit
comprends-le sans esprit et entends-le sans oreille
disait l’oiseau Simorgh
tu es sa lumière par-dessus les siècles
harfang
né de la neige et pareil à la neige
feu blanc immobile à la crête des moraines
lumière dans la lumière
le premier chant d’oiseau dans l’aube
et mon cœur
poli comme un miroir
ne cesse de te voir et de t’entendre
blessure ouverte m’est l’écharpe de janvier
chalut qu’on remonte
et qu’on croche au portique pour le vider de ses resplendissants poissons morts
Persistance du harfang, juin 2016