FERN HILL
J’étais jeune alors et libre sous les branches des pommiers
Et dans le ramage de la maison heureux comme l’herbe est verte,
La nuit sur le val étoilée,
Le temps me laissait dire et gravir
Or dans la fougue de ses yeux,
A l’honneur au milieu des tombereaux j’étais prince des villes de pommes
Et seigneur d’autrefois dans une traîne d’arbres et de feuilles
D’orge et de pâquerettes
Sous les flots de lumière des fruits tombés.
J’étais vert alors et sans souci, célèbre parmi les granges
Et je chantais dans la cour heureuse de cette ferme où j’étais chez moi,
Dans le soleil qui n’est jeune qu’une fois,
Le temps me laissait jouer et vivre
Or dans la grâce de ses ors,
Vert et or j’étais chasseur et bouvier, les veaux
Répondaient à mon cor, les renards sur les collines aboyaient clair et froid,
Et le sabbat tintait lentement
Sur les galets des eaux bénites.
Tout au long du soleil c’était courir, c’était merveille, le foin
Des champs haut comme la maison, la chanson des cheminées, c’était l’air
Et jouer, eaux et merveille
Et le feu vert comme l’herbe.
Et la nuit sous les étoiles simples
Les chouettes emportaient la ferme au trot de mon sommeil,
Tout au long de la lune j’entendais, béni parmi les écuries, les engoulevents
Voler avec les meules, et le piaffement
Des chevaux dans le noir.
Et puis s’éveiller, et la ferme, comme un vagabond blanc
De rosée, s’en revenait, le coq sur l’épaule : tout
Brillait, c’était Adam et la jeune fille,
Le ciel à nouveau s’amassait
Et le soleil s’arrondissait comme au premier jour.
Sans doute en avait-il été ainsi dans la lumière des origines
Sur le rouet de la terre vierge, lorsque les chevaux ensorcelés quittaient en fumant
L’écurie verte hennissante
Pour les champs de louanges.
A l’honneur au milieu des renards et des faisans près de la maison joyeuse
Sous les nuages neufs et heureux comme le cœur est grand,
Dans le soleil toujours renaissant,
Je courais mes chemins sans souci,
Mes désirs tissaient le foin haut comme la maison
Et peu m’importait, dans mon bleu négoce avec le ciel, que le temps dispense
En sa ronde musicienne si peu de telles chansons d’aube
Avant que les enfants verts et or
Ne le suivent en disgrâce,
Peu m’importait, en ces jours blancs comme l’agneau, que le temps me conduirait
Dans le grenier bruissant d’hirondelles par l’ombre de ma main,
Sous la lune qui toujours monte,
Et qu’au trot de mon sommeil
Je l’entendrais voler dans les champs du ciel
Et m’éveillerais dans une ferme à jamais fuie du pays sans enfants.
Oh j’étais jeune alors et libre dans la grâce de ses ors,
Le temps me piégeait, vert et mourant
Et pourtant je chantais dans mes chaînes comme la mer.
Dylan Thomas/Poèmes complets, juillet 1968
[…] Je venais d’avoir quatorze ans. Un séjour linguistique en Angleterre me donnait pour la première fois l’occasion de quitter le cocon familial, de partir vraiment, non seulement pour l’Angleterre, qui est l’ailleurs absolu, mais qui plus est dans une famille de landlord. Je découvrais cette nouvelle planète avec euphorie, dans un printemps de rêve qui portait à son paroxysme ma fibre lyrique. C’est dans le grand salon chaleureux des jeunes époux Goad, couleurs vives et douce lumière d’avril, plein de tapis de haute laine et de poufs profonds, de livres d’art et de poésie, que j’entendis pour la première fois, par l’entremise d’un disque dit par lui de ses grands poèmes élégiaques, Dylan Thomas, « le poète à la voix d’or », déclamer Fern Hill.
« ... Il lâchait le pouvoir malicieux de sa voix. Elle le transformait et nous dérobait tout pouvoir critique, elle nous livrait au charme. Sa voix était un souple instrument ; elle communiquait la splendeur, la terreur et la simplicité de son univers » (Cecil Price).
Il avait prononcé :
Though I sang in my chains like the sea
d’une façon à la fois hachée et monocorde, détachant chaque mot, sur un ton de rituel (il écrit dans son poème sur les funérailles d’Ann Jones
je convoque
A l’office des morts toutes les mers ),
comme en écho à une voix tellurique, terrible comme celle d’un père, apaisante comme celle d’une mère, avec un léger chevrotement qui ne pouvait pas ne pas faire frissonner. Je l’entends encore.
[…]
Avec Thomas, août 1969
Il y avait eu, bien sûr, les récitations de l'école primaire : les cinq petits - misère! de Rimbaud, la grande plaine blanche, immobile et sans voix, de Maupassant, et surtout la "Nuit dans les déserts du Nouveau Monde" de Chateaubriand, à laquelle j'ai rendu grâce dans Tombeau de Velléda. Mais c'est par la VOIX de Dylan Thomas que je suis entré définitivement en poésie. D'où sans doute, ce qui n'a rien d'original, qu'il m'a fallu désormais "entendre" un poète pour l'aimer - mais aussi que j'ai toujours éprouvé un plaisir profond à l'exercice de traduction, au point de souhaiter parfois que mes maîtres en poésie de langue française eussent écrit en langue étrangère.
TANTE TABITHA
J’ai beau dire et beau faire,
Tante Tabitha me dit que ça ne le fait pas;
Chez elle, quand elle était jeune (il y a quarante étés de cela),
On n’aurait jamais fait comme ça.
Chère Tante ! Comme si son avis comptait pour moi!
Mais je n’agis qu’à ma guise, et m’en trouve très bien !
Et par-dessus le marché j’oublie la moitié de ce qu’on me dit ;
Mais tout cela me reviendra – quand je serai vieux.
Oliver Wendell Holmes /
Voyage au centre de l a Terre, avril 2014
Je suis devenu vieux et ces premiers poèmes en anglais, découverts dans la petite revue Britannica qui circulait au collège au début des années soixante, me sont revenus. Je les ai traduits, plus d'un demi-siècle plus tard, dans un Voyage au centre de la Terre vraiment périlleux, tant il est vrai que s'y exprime dans chaque vers le génie de la langue de Shakespeare.
Entre-temps s'était construite, au fil des rencontres, à côté des travaux consacrés à des auteurs-phares dont je me sentais particulièrement proche (Yeats, Stevens, Crane, Niedecker, Thomas, Levertov...), une tentaculaire anthologie, irraisonnée et très personnelle (Crichton Smith et Muldoon plutôt que Hugues et Heaney, Lowry et Plath plutôt que Pound et Ginsberg, mais aussi Coleridge, Dickinson ou Hopkins...), et par nature inachevable - intitulée "A Private Collection of English Verse".
SONNET DES POISSONS
Pour Colin Bannister
Au matin le chalut ruisselant de pépites
S’enroule sur un poisson dont le ciel se fend,
Et déverse une foule saumon en torrents
Convulsifs, rue palpitante où la mer oublie,
Veuve exemplaire, ses épaves ; et, ravie,
Encaisse les coups-de-poings cloutés qu’au levant
Brandit le soleil triomphal. Tout se déprend,
Même la nuit, de ses secrets de sélénite.
Les mains glacées d’avoir trié tant de sardines
Et les yeux rougis je m’endors. Mais dans les larmes
De mon sang le plongeur d’argent frémit encor
Entre les mailles, sur la virure assassine :
Et c’est alors l’immense imminence incroyable,
Dans le noir, comme en rêve, à jamais, de la mort.
George Barker, Sonnet of fishes
juillet 1977
FOSSILE
nulle branche ici nulle herbe
rien que le ciel devant moi
ouvert sur la terre,
et là où, toutes saisons
bues, naissait le ciel
comme une rivière
dans la débâcle, un oiseau
tomba devant moi, j’entendis son appel
dans les lézardes du temps, un oiseau
sans couleur,
pas un oiseau
un signe arraché
au livre des oiseaux, qui disait
aux oiseaux le début et la fin
de la débâcle.
je vis un oiseau éclipser
le soleil, disque noir
pressé sur la page : cela appelait,
cela imprimait du silence.
Edward Dickinson Blodgett, Fossil
mai 1990
LE CŒUR DE PLOMB
(à la mémoire de Hart Crane)
Vers le bas, Hart, tu te sens entraîné vers le bas sans
Bruit, comme dans un ascenseur,
Loin des vents rugissants de la fente originelle
Au dernier étage, et sans rez-de-chaussée,
Ni ceinture de corail
Pour couronner ta descente de croix ;
Et tandis que tu tombais dans le flux restreint
D’une durée visible sur un cadran
D’horloge, sur les murs fuyants brillait
Dans les miroirs où tu te fracassais
L’écriture ciselée de ton cœur : puis
La mer t’accueillit, verset d’azur
Répondant à l’octave du ciel
Où dérive l’épave apaisée de ton sourire.
David Gascoyne, The plummed heart
décembre 2001
GEL A MINUIT
Le gel exerce son ministère secret,
Sans l’aide du moindre vent. Le cri de la hulotte
Déchire la nuit – écoute, encore! toujours aussi fort.
Les habitants de la maison, tous endormis,
M’ont laissé à cette solitude, qui convient
A mes rêveries abstruses : sauf qu’à mon côté
Mon enfant dans son berceau tranquillement dort.
« Quel calme vraiment ! si calme qu’il trouble
Et contrarie ma méditation de son inhabituel
Et absolu silence. La mer, la colline, et le bois,
Populeux village! La mer, et la colline, et le bois,
Avec tous les faits et gestes sans nombre de la vie,
Inaudibles comme des rêves ! la fine flamme bleue
Enveloppe mon feu qui couve, sans vaciller;
Il n’y a que son voile léger, qui palpitait sur la grille,
Et palpite encore, qui échappe au sommeil.
Il me semble que son mouvement dans le grand silence de la Nature
La rapproche de l’être vivant que je suis,
En lui donnant des façons d’amie,
Dont les bourrades et les caprices traduisent une sorte
De disposition primesautière, et qu’étant partout
Echo ou miroir à la recherche de lui-même,
Il en fait un jouet de la pensée.
Mais oh ! combien de fois,
Combien de fois, à l’école, disposé à tout croire,
Attentif aux présages, ai-je contemplé les barreaux,
A la recherche de cet inconnu palpitant ! et à chaque fois
Les yeux fermés, je rêvais déjà
De mon cher lieu de naissance, et du vieux clocher,
Dont les cloches, la seule musique du pauvre, sonnaient
Du matin au soir, par les beaux jours de Foire,
Avec une telle grâce qu’elles me troublaient et me hantaient
D’un plaisir sauvage, tombant dans mes oreilles
Comme les sons articulés des choses à venir !
Je demeurais ainsi en contemplation, jusqu’à ce que mes rêves de douceur
M’embarquent dans le sommeil, et le sommeil prolongeait mes rêves !
Et je restais absorbé dans mes pensées toute la matinée du lendemain,
Tandis que, terrorisés par le visage du sévère précepteur, mes yeux
Faisaient semblant de se fixer sur mon livre mouillé de larmes :
A moins que la porte ait été entr’ouverte, je jetais alors
Un coup d’œil furtif, et mon cœur bondissait encore,
Car j’espérais encore voir le visage de l’inconnu,
L’homme de la ville, ou ma tante, ou ma sœur préférée,
Ma compagne de jeu lorsque nous étions tous les deux habillés pareil !
Cher enfant, plongé dans le sommeil dans ce berceau à côté de moi,
Dont la respiration tranquille, que j’entends dans ce calme profond,
Emplit les vides épars
et les pauses inopinées de la pensée !
Mon enfant si beau ! mon cœur vibre
De tendre bonheur, de te regarder ainsi,
Et de penser que tu apprendras tellement d’autres choses
Et dans tant d’autres endroits ! Car je fus élevé
Dans la grande ville, enfermé dans l’ombre des cloîtres,
Et ne vis rien d’aimable que le soleil et les étoiles.
Mais toi, mon enfant ! tu iras comme une brise
Autour des lacs et des rivages sablonneux, sous le flanc escarpé
D’une vieille montagne, et sous les nuages,
Qui figurent dans leur cargaison à la fois les lacs et les rivages
Et les flancs escarpés de la montagne : ainsi pourras-tu voir et entendre
Les formes aimables et les sons intelligibles
De cet éternel langage, que ton Dieu
Exprime, lui qui de toute éternité enseigne
Qu’il est lui-même dans toute chose, et que toute chose est en lui.
Grand Instituteur de l’univers ! Il façonnera
Ton Esprit, en t’apprenant à questionner.
C’est pourquoi toutes les saisons te seront douces,
Que l’été couvre toute la terre
De verdure, ou que le rouge-gorge se perche et chante
Entre les touffes de neige sur la branche nue
D’un pommier couvert de lichen, pendant que le chaume proche
Fume dans le dégel du soleil ; que les rafales du vent
Dispersent les gouttes d’eau dans le ravissement du soir,
Ou que le ministère secret du gel
Les figent en glaçons silencieux,
Qui brillent doucement sous la lune immobile.
Samuel Taylor Coleridge, Frost at midnight
février 2013
FYRBØTERER
Et sur la passerelle la barre tourne en silence,
Nous longeons une côte de bruyères, qu’elle est petite s’exclame l’amoureux qui passe,
Je me demande aussi comment nous avons pu l’aimer tandis que la crête disparaît :
Le grand feu nous taraudait mais à présent le quart a pris fin.
Le prochain de midi à quatre heures.
Le paysan moissonne tristement ce que mars a détruit.
Le sommeil couvre d’ombre ce qui reste. Les pas buttent dessus. Les voici de nouveau en proie à la désolation !
Mais nous, érodés par la mer, nous dormons au-delà.
Nous avançons dans nos vies avec la puissance
De ce navire d’acier noir de retour vers le détroit de Magellan de notre naissance.
Invisibles sont les soleils sur cette terre, sauf celui de l’amour – encore que
« j’ai mis mon couteau dans ma casquette pour attraper la foudre du Cap Horn. »
… Les navires marchands coque noyée rampent près du haut-fond –
Ce n’est pas le danger qu’ils cherchent même si leur passe est sombre –
Ah, chargés d’une triste cargaison vers un but sinistre !
Les épaves dérivent vers le Cap Hatteras; vers le Mont Ararat l'arche.
Malcom Lowry, The roar of the sea and the darkness XIX
mars 2013
LE POEME
Il est tout entier
dans le chant. Une chanson.
Rarement une chanson. Il devrait
être une chanson. Fait de
détails, de guêpes,
une gentiane – quelque chose
d’immédiat, des ciseaux
ouverts, les yeux
d’une femme – aux aguets,
centrifuge, centripète.
William Carlos Williams, The poem
février 2016